Image, pudeur et dignité

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Depuis mardi 9 juin, en quelques plans vidéo, avec des millions de Français, j’ai pu découvrir Vincent Lambert tel qu’il est aujourd’hui : vivant. Scandale ! Faut-il crier à l’indignité et à l’impudeur ? Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a été saisi. L’ancien médecin de Vincent dénonce une manipulation.

L’organe de régulation de l’audio-visuel n’avait pourtant pas réagi quand le même médecin traitant s’était laissé interviewer en 2014 par M6, devant le même patient alité, pour légitimer son choix controversé de stopper son alimentation et son hydratation.

Que révèle la comparaison de ces deux séquences ?

Couvrez ce visage…

Dans la version tournée par la télévision, le visage de Vincent est flouté, mais pas ses avant-bras et ses mains qui sont rétractées, comme souvent après des années d’immobilité, dans une posture qui peut impressionner les néophytes. Le patient apparaît en fond, seul sur son lit médicalisé. Il n’a pas vraiment figure humaine. La façon dont le praticien en blouse blanche donne, debout, à voix haute, son avis sur le destin de celui qui est couché dans son dos, en parlant de lui au passé, achève ou préfigure – inconsciemment – son exclusion totale. Il n’a pas sa place dans la conversation. Heureusement, la séquence s’achève par un « Bonne journée Vincent ! » qui contraste avec ce qui vient d’être exprimé. Devant un homme diagnostiqué en état de conscience minimale, faire le pari de la présence est un principe de précaution. S’abstenir de discourir de lui devant lui, d’une façon qui pourrait le blesser, c’est le b.a.-ba du respect. Trop de soignants l’oublient. Au retour de certains comas, des patients l’ont révélé, à l’image d’Angèle Lieby (auteur de Une Larme m’a sauvée) qui fut témoin, impuissante, du choix de son cercueil, avant de recouvrer sa capacité de communication.

Dans les séquences filmées le 5 juin 2015, c’est seulement le visage de Vincent que l’on découvre, en gros plan. Signe d’identification, reflet de la personne. Un visage sans voile, avec un regard qui parait mobile et réceptif, tout en gardant une insondable part de mystère. Je ne me permettrais pas de l’interpréter davantage. Ce qui est notable dans ces plans qui ont, justement, la pudeur de ne montrer que le visage et les mains, ce sont les relations d’ultra-proximité et de tendresse avec ses proches : ces corps qui le touchent, ces voix qui s’adressent à lui, ces regards qui cherchent le sien l’humanisent, et humanisent nos propres regards en attestant sa valeur et sa dignité. Les corps de ces proches ne sont pas debout devant l’homme couché mais penchés sur lui. « Tu as du prix à mes yeux et je t’aime, tel que tu es ! » : voilà ce dont chaque humain a un besoin vital, quel que soit son état. En toute logique, l’ami de Vincent a la délicatesse de nous donner son témoignage personnel de l’extérieur de la chambre.

Nous avons tous besoin d’ambassadeurs de la dignité d’autrui, de médiateurs aptes à nous approcher des personnes ou communautés qui nous angoissent. Pour dépasser nos peurs, nous devons commencer par nous regarder. Si possible, dans les yeux. C’est le seul moyen d’abandonner les fausses-images, les caricatures et, notamment, cette propension à imaginer les personnes handicapées qu’on nous décrit en monstres inhumains. Quand tant de personnes éprouvent de l’effroi à l’idée de la grande dépendance, couvrir « pudiquement » le visage de Vincent, c’est presque attester son retrait du monde, à la façon dont on remonte un linceul sur la face d’un défunt.

Au contraire, ceux qui ont découvert, grâce à un ami de son enfance, que Vincent n’est aucunement un spectre bardé de tuyaux, se débattant pour mourir, mais une personne vivante et paisible malgré son ultra-dépendance, sont stupéfiés. La vidéo ne permet pas d’ajuster un diagnostic sur son degré de conscience, mais elle atteste au moins que Vincent est éveillé et aucunement en fin de vie. Son visage dit simplement : « Je suis comme je suis, mais je suis là ». Incitation au respect de sa vie car, selon l’expression d’Emmanuel Levinas, philosophe du visage par excellence : « Autrui est visage » et « Le visage, c’est ce qui nous interdit de tuer ».

Au nom de quoi faudrait-il pousser Vincent vers la sortie ? Avec le professeur Emmanuel Hirsch, directeur de l’espace éthique des Hôpitaux de Paris, interviewé sur Europe 1, dont il faut écouter l’avis, nous devons nous rappeler que Vincent a déjà survécu à 31 jours d’arrêt d’alimentation, et de réduction drastique de l’hydratation ! N’y a-t-il pas là une stupéfiante preuve d’exceptionnelle vitalité ? Car ce n’est pas la société qui empêche Vincent de mourir : c’est bien lui qui ne meurt pas. C’est son droit. Notre devoir n’est-il pas d’en prendre soin, dans un lieu adapté comme le demandent ses parents ?

Des loups sortent du bois

Paradoxe de la controverse, la saisine du CSA a été effectuée « au regard de l’application du principe de respect de la dignité humaine » par ceux-là même qui affirment qu’un patient en état neurovégétatif ou pauci-relationnel a déjà perdu sa dignité… Les promoteurs de l’euthanasie ont coutume d’abuser de la dialectique de l’émotion et n’hésitent pas à brandir des images frappantes. Je l’ai décrypté dans mon livre La Bataille de l’euthanasie à propos de sept autres affaires qui ont bouleversé l’opinion. N’aurait-on le droit de s’émouvoir que dans un sens ? Nous savons tous que certaines images fortes, de personnes et de visages (je pense à la petite fille brûlée du Vietnam), ont contribué à d’utiles prises de conscience au service de l’humanité.

Pourtant, je comprends la gêne, voire la peine, que ces images peuvent provoquer pour certains membres d’une famille divisée par l’épreuve. Je sais bien, également, que Vincent n’est pas en mesure de donner son consentement. Des circonstances exceptionnelles peuvent-elle légitimer que les « protecteurs naturels » que sont désormais les parents de Vincent aient accepté ce moyen pour répondre au reste de la société qui les accusent de s’acharner à forcer leur fils à vivre ? C’est peut-être à leurs yeux l’ultime façon de nous faire revenir à la réalité, et de le protéger de cette mort par arrêt d’alimentation et d’hydratation qui le menace.

Je m’interroge enfin sur l’acharnement de certaines personnes extérieures à attester, sans l’avoir vu, que la vie de Vincent n’en est pas une et qu’il doit donc mourir. La séquence qui fait débat aura eu le mérite de faire sortir quelques loups du bois : la menace d’exclusion des patients pauci-relationnels et neurovégétatifs est bien réelle quand on entend la façon dont certains déconsidèrent publiquement leur existence. Je préférerais qu’ils reviennent aux sages paroles du docteur Bernard Wary, co-fondateur de la société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) : il témoignait n’avoir jamais vu un légume dans un lit d’hôpital, et même n’avoir jamais soigné aucun « mourant » mais toujours des patients 100% vivants.

 

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