Xe anniversaire d’Evangelium Vitae : T. Derville publie « Le bonheur blessé »

ZenitA l’occasion de l’anniversaire de l’encyclique Evangelium Vitae, les éditions CLD publient un livre de Tugdual Derville :  » Le bonheur blessé – Avortement, eugénisme et euthanasie en question « . Il présente son livre aux lecteurs de Zenit.

Zenit : Tugdual Derville, vous publiez ce livre « Le bonheur blessé » (CLD éditions) qui traite des questions d’avortement, d’eugénisme, d’euthanasie au moment du dixième anniversaire de l’encyclique l’Evangile de la vie publiée le 25 mars 1995: pourquoi ce livre et ce titre ?

Tugdual Derville : C’est d’abord un hommage. Depuis dix ans, ce texte de Jean Paul II a été le moteur principal de mon engagement… Je l’ai lu et relu : il est lumineux et saisissant. Je sais qu’il a bouleversé beaucoup de personnes, choqué certaines, mis en marche d’autres. Il est d’une richesse extraordinaire, trop souvent méconnue. Il n’y a rien à ajouter à son encyclique : j’ai voulu montrer, concrètement, à partir de la situation française, combien ce texte était pertinent et combien nous en avions besoin. Cet appel au respect de la vie, que le pape a lancé à nouveau lors de son dernier voyage en France, est à mon avis tout simplement la réponse à une des grandes injustices qui mine notre société.

Quant au titre, il est à la fois un cri d’alarme et un message d’espoir.
Cri d’alarme dans la mesure où les Français sont aujourd’hui profondément blessés – souvent sans s’en rendre compte – par les atteintes à la vie. Toutes les rencontres que j’ai faites depuis maintenant de nombreuses années autour de ces sujets m’en ont convaincu. Dans le cadre de ma mission d’aide à l’Alliance pour les Droits de la Vie, j’ai écouté des femmes enceintes en difficulté ou ayant subi l’avortement, leurs compagnons, des soignants, des personnes handicapées, dépendantes ou âgées… Leurs témoignages m’ont conduit à un constat d’alerte : l’avortement, l’eugénisme, l’euthanasie, ce ne sont pas des «questions de société» désincarnées dont on peut débattre avec neutralité, ce sont des millions de drames intimes et douloureux, aux conséquences incalculables. Au risque de choquer, je parle d’une véritable guerre. Elle a ceci de particulier que, souvent, l’agresseur et l’agressé n’y font qu’un. Dans ces drames familiaux, tout le monde est victime, il n’y a pas de vainqueur. Bien des femmes m’ont confié après un avortement « J’ai perdu sur tous les tableaux ». Il faudrait décréter un état d’urgence humanitaire pour enrayer ce cycle de violence dévastateur.

Par ailleurs au travers des rencontres avec les décideurs, avec ceux qui font la loi ou l’appliquent, j’ai découvert que beaucoup d’hommes politiques sont tétanisés et aveuglés par la peur ; ils n’osent pas regarder l’évidence.

Là où vient un message d’espoir, c’est que notre quête du bonheur ne peut être anéantie. Même si c’est souvent à cause d’une conception faussée du bonheur que l’on tente de justifier avortement, eugénisme et euthanasie – j’ai voulu expliciter tout ce qui pouvait nous entraîner vers ces fausses solutions – la blessure peut et doit être soignée. Notre quête du véritable bonheur a besoin d’être libérée.

Zenit : Vous parlez d’un paradoxe de la situation française, quel est-il ?

Tugdual Derville : Il y a en réalité une série de paradoxes typiquement français. Dans le domaine bioéthique, la France est l’un des rares pays à résister, par tradition culturelle et juridique de respect de la personne, à l’utilitarisme anglo-saxon : elle interdit la «marchandisation» du corps humain. Elle se refuse à considérer le corps humain comme une machine dont on pourrait disposer, que son «propriétaire» pourrait vendre en pièces détachées. Elle récuse ainsi les pratiques américaines mercantiles de banques de gamètes ou d’embryons, ou les mères porteuses (même si une forte pression s’exerce du côté des chercheurs pour faire cesser cette «exception française»).

Mais, en même temps, la France a laissé s’instaurer sur son sol un eugénisme anténatal implacable. Par les dérives et outrances de la surveillance des grossesses, nous détenons le record du monde de l’eugénisme anténatal, qui se traduit par l’élimination systématique des fœtus handicapés. L’Etat se défend de l’organiser, mais tout pousse les couples à endosser une responsabilité aussi terrible. Et les grossesses sont devenues excessivement médicalisées, et de plus en plus anxiogènes.

Un second paradoxe se greffe sur ce premier : il naît en France de plus en plus d’enfants handicapés, du fait, essentiellement, des dérives de l’assistance médicale à la procréation que certains nomment «acharnement procréatif», cause de grossesses multiples et de grande prématurité. Il y a bien d’autres paradoxes, parfaitement explicables, comme, par exemple, celui de notre taux record d’usage de contraceptifs alors que le taux d’avortement continue d’augmenter. Ce qu’on présentait comme le seul mode de prévention de l’IVG est ainsi largement en échec… Mais il nous faut du courage pour l’admettre et remettre en cause des comportements si répandus.

Zenit : Vous dénoncez l’injustice qui frappe les femmes touchées par l’avortement ou les personnes handicapées ; de quelle injustice s’agit-il exactement ?

Tugdual Derville : En ce qui concerne les femmes qui connaissent une grossesse imprévue ou difficile, l’injustice la plus criante est la façon dont l’avortement s’impose si souvent à elles comme la solution obligée. A force de parler de l’IVG comme d’une liberté, on n’a pas voulu voir que s’instaurait dans notre pays un «devoir d’avorter» : bien des femmes s’y soumettent à contrecœur, par esprit de sacrifice, pour répondre à une demande du compagnon, parce que la société leur a fait croire qu’il vaut mieux ne pas donner naissance à un enfant qui n’a pas été «programmé», qui n’arrive pas «au meilleur moment», qui, faute de couple stable «n’aura pas de père ».

A force de découvrir les pressions qui pèsent sur les femmes, à force de constater combien elles se sentent coupables, mais aussi combien l’expression de leur souffrance est largement interdite, je me suis décidé à relater ces témoignages : de nombreuses femmes m’y ont encouragées parce qu’elles n’osaient pas en parler elles-mêmes publiquement. En constatant à nouveau le décalage entre les célébrations de la loi de 1975 et ce qu’en disent les femmes (et que corrobore le sondage que l’Alliance pour les Droits de la Vie a fait réaliser en janvier par BVA) je me dis qu’il faut absolument sortir cette vérité du silence.

En ce qui concerne les personnes handicapées, l’injustice vient aujourd’hui du fait que de plus en plus de personnes croient que «leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue». Certes, on a fait beaucoup d’effort pour leur venir en aide, au nom de la justice sociale, on sait même heureusement reconnaître ce qu’elles apportent à la société ; on parle d’intégration sociale et professionnelle. Mais – et c’est encore un paradoxe – dans le même temps, on les juge malheureuses ; on considère leur naissance comme une erreur, une faute… Les conséquences d’une telle contradiction sont énormes : des parents, des personnes handicapées se sentent de trop. Une telle mentalité peut avoir des conséquences dramatiques pour nous tous vers la fin de notre vie, lorsque nous finissons par devenir dépendants. Il ne faut pas nous étonner que l’euthanasie devienne alors la grande tentation.

Zenit : Vous analysez l’euthanasie de Vincent Humbert et sa médiatisation, comment se pose la question de la fin de vie aujourd’hui?

Tugdual Derville : Il me semble qu’on a analysé l’affaire Humbert dans un seul sens. Même si bien des observateurs ont exprimé un certain malaise devant l’orchestration médiatique de la fin de vie du jeune homme, la plupart ont affirmé qu’il n’y avait pas d’autre solution que cette fin. Ce n’est pas mon avis.

Je suis reparti du livre de Vincent et aussi des témoignages trop peu médiatisés de ceux qui l’ont réellement soigné. J’ai ajouté des analyses psychologiques qui n’avaient pas été faites, peut-être à cause de notre sentiment de gêne devant le témoignage de Marie Humbert, femme indéniablement courageuse, désormais médiatique, et que personne n’ose contester.

Or, l’affaire Humbert est emblématique et mérite qu’on la regarde en profondeur, sans pour autant condamner ceux que l’épreuve – et peut-être quelques mauvais conseillers – a fait entrer dans un pareil engrenage : d’abord, ce que disait Vincent de lui-même, cette «autodévalorisation», tout à la fois pathétique, compréhensible et injuste, peut nous faire réfléchir sur la mentalité qui contamine notre société : culte de l’indépendance, de l’apparence, de la sexualité. Autant d’idolâtries meurtrières susceptibles de tous nous piéger et qui font déjà des ravages dans notre société. Ensuite, j’ai essayé d’expliciter ce qui, à mon avis, a été occulté dans l’analyse de ce drame : la fusion entre la mère et son enfant. Cette relation qui devait n’être une étape positive pour aider Vincent à sortir du coma est devenue un piège enfermant, qui a empêché l’action de ceux qui ont agit pour que la vitalité de Vincent s’oriente vers la vie, ce qui était toujours possible. C’est injustement que la fatalité a pris le dessus. Pour le moment, le législateur tente de résister au piège de l’euthanasie légale, mais déjà la loi sur la fin de vie en cours de discussion contient des fragilités, et la situation très particulière de la patiente des Etats-Unis

Zenit : Le bonheur est-il possible ?

Tugdual Derville : Question difficile, lorsqu’on a évoqué ces états de vie si souffrants. Dans mon livre, je pense n’avoir rien caché de ce dont j’ai été témoin, en matière d’épreuves de la vie. Grâce à des amis qui vivent avec un handicap – j’en donne quelques exemples – j’ai essayé de ne tomber ni dans l’angélisme, ni dans la désespérance, et surtout pas dans le dolorisme. En tous cas, si le bonheur existe, il ne peut pas faire l’économie de l’existence de la souffrance et de son mystère. Nous devons donc nous battre contre la souffrance, mais prétendre l’éradiquer est une illusion lourde de conséquences. On a tôt fait d’exclure le souffrant alors que tout l’enjeu est de témoigner de son humanité.

Comme chrétien, en cette semaine sainte si particulière où le 25 mars, date de l’Annonciation, et à ce titre anniversaire de l’Evangile de la Vie, coïncide avec vendredi saint, il me paraît encore plus essentiel de méditer ce mystère dans la contemplation de la Croix, source de vie. Par ailleurs, ce que bien des personnes lourdement dépendantes peuvent nous apprendre par leur témoignage de vie, c’est que le bonheur reste effectivement «possible». Mais de quel bonheur s’agit-il ? Question majeure ! Les personnes souffrantes, fragiles, vulnérables nous invitent à réviser nos critères du bonheur, et cette révision peut avoir quelque chose de déchirant mais aussi de rassurant.

Il me semble que nous avons presque en la personne de Jean Paul II, à cette étape poignante de sa vie terrestre, une icône de ce paradoxe du bonheur. Heureux celui qui est à ce point témoin de la vérité et de la justice, serviteur souffrant… Qui oserait prétendre qu’une telle vie ne fut féconde que lorsque son corps était capable de dévaler les pentes neigeuses ? Qui ne sent l’influence paradoxale de sa présence, alors que sa voix s’est presque éteinte ? N’est-il pas devenu un «argument» vivant pour cet appel au respect des plus fragiles et des plus vulnérables qui l’a tant mobilisé durant son pontificat ? Qui ne rêve, au fond de lui-même, d’une vie aussi pleine et autant donnée ? Devant ce qu’il semble vivre aujourd’hui, nous sommes de plus en plus stupéfaits. De même je suis régulièrement bouleversé à la découverte des souffrances de nos contemporains. Mais ce qui demeure avant tout, et c’est à dessein que j’ai choisi ce mot pour clore mon livre, c’est une capacité d’émerveillement.

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