Excessivement anesthésiant

Soulagermaispastuer-negatif« Droit de réponse » à l’article de l’Express.fr du 02/12/2014, par Tugdual Derville.

Longuement interrogé lundi 1er décembre par Jérémie Pham-Lê, journaliste à l’Express, j’ai vite eu l’impression que son interview n’avait pas tant pour objectif de recueillir mon avis sur le débat fin de vie, mais bien plutôt de corroborer sa thèse : Soulager mais pas tuer agite un épouvantail. Selon lui, non seulement les députés Leonetti et Claeys écartent explicitement l’euthanasie et le suicide assisté, mais encore la sédation, par essence, n’a rien d’une euthanasie.

Lui ayant longuement répondu point par point, j’ai fini par indiquer à mon interlocuteur qu’il semblait ne pas vraiment vouloir me comprendre. Et, effectivement, l’article paru le lendemain le confirme dès son titre. D’autant qu’il a censuré les points argumentaires essentiels que j’estime imparables. Heureusement, Internet me donne la chance de débattre à armes égales. A chacun de se faire une idée.

1/ Si je présente le débat sur la sédation comme « une salade empoisonnée », c’est parce qu’elle mélange la sédation légitime et la sédation euthanasique. Comment les distinguer ? Par le critère de l’intention, justement celui que le député Alain Claeys a explicitement affirmé vouloir effacer dans son interview du 26 novembre au journal Libération.Comme il souhaite également effacer le principe du double-effet, c’est-à-dire mélanger les sédations qui assumeraient le risque d’accélérer la mort et les sédations qui garantiraient que cette mort advienne dans un délai, précise-t-il, « non déraisonnable »…

Invoquer à ce propos les prétendues dénégations de Marie de Hennezel, sans les expliciter, est abusif : effectivement si c’est l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation qui garantissent la mort, plutôt que la sédation, c’est bien le mélange de ces trois pratiques qui constituent une euthanasie, dès lors qu’elles ont comme objet et comme résultat de provoquer la mort.

Le journaliste omet par ailleurs d’indiquer ce que j’ai pris soin de lui préciser à propos de l’affaire Bonnemaison : cinq de sept patients en cause ont reçu un produit habituellement utilisé pour la sédation – l’Hypnovel -, mais avec un dosage si massif qu’il a entraîné la mort de ces personnes en quelques heures. Oui, pareille « sédation » peut tuer. Affirmer le contraire relève du déni. C’est d’ailleurs bien pour ces « morts précipitées » qu’il va être rejugé en Cour d’assises.

2/ Tabler sur les déclarations de deux députés qui sont – chacun peut le comprendre – en tension, pour affirmer qu’il n’y a aucun risque de législation du suicide assisté ou l’euthanasie, c’est, au moins, faire preuve de légèreté. Surtout si, comme je l’ai souligné dans nos échanges, on entend le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, se prononcer le 27 novembre 2014 pour l’euthanasie et le suicide assisté au cours du colloque organisé par la députée verte Véronique Massoneau, auteure d’une proposition de loi qui serait débattue le 29 janvier 2015 dans la « niche parlementaire » de son groupe…

À nos yeux, Jean Leonetti est entraîné dans un processus à haut risque qu’il n’est pas certain de maîtriser : il peut sauter du train, mais il restera ce rapport ambigu, puis un projet ou une proposition de loi, avec la possibilité que les députés de la majorité, comme beaucoup en ont annoncé l’intention, instaurent le suicide assisté ou l’euthanasie par amendement. C’est justement parce que Manuel Valls a promis un débat consensuel que nous ne devons pas nous laisser anesthésier par un changement de mots. L’ignorer relève de la naïveté.

3/ Le journaliste, qui n’a pas voulu entendre d’autres porte-parole de Soulager mais pas tuer, insiste sur le fait que « l’aide à mourir » proposée par Alain Claeys serait réservée aux patients en phase terminale. Je lui ai indiqué que toutes les études internationales, censées mesurer la pertinence des pronostics vitaux et des délais avant de mourir annoncés par les médecins, ont montré que ces médecins se trompaient dans l’immense majorité des cas. La mort est imprévisible.

D’où notre alerte : dans un contexte où « l’aide à mourir » (euthanasie masquée) est légale en phase terminale, étiqueter « en fin de vie » une personne revient à lui ouvrir la porte de l’euthanasie, même quand cette personne n’est pas réellement en fin de vie. Qui pourra, a posteriori, contester que ces patients étaient vraiment proches de la mort, alors qu’on l’a provoquée, en garantissant qu’elle arrive vite ? Alain Claeys affirme ainsi, dans son interview, régler la quasi-totalité des cas comme celui de Vincent Lambert, alors que celui-ci n’est justement pas en fin de vie !

4/ L’article conteste enfin le risque de dérive, puisque par principe l’aide à mourir serait encadrée (en mettant en cause une infographie réalisée sur l’engrenage des dérives dans les pays ayant légalisé l’euthanasie). Nous ne cessons de montrer qu’une fois la porte enfoncée, pour des cas qu’on dit « limites » et soigneusement encadrés, la loi dérive avec le cadre. Il suffit de bouger le curseur. Les exemples belges et hollandais le montrent clairement, et plusieurs rapports officiels en attestent. Il aurait été plus honnête de présenter les choses de façon neutre : pour les uns, une loi « soupape de sécurité », pour les autres une loi « pente glissante ».

L’auteur omet de confirmer qu’en Belgique et aux Pays-Bas, l’euthanasie s’est développée à la fois légalement, selon les lois votées, et à la marge, de façon clandestine (en Belgique, une étude de 2012 montre que 27% des euthanasies en Flandre et 42% en Wallonie ne seraient pas déclarées). Parce qu’en ayant fait sauter le verrou de l’interdit de tuer pour certains, elles ont dédouané de nombreux passages à l’acte pour d’autres. Administrer la mort, comme la demander, est vite passé de la « possibilité » au « devoir » (par pression familiale, ou volonté de « ne plus être un poids », ou contrainte économique…). C’est ce que ne veut pas Philippe Pozzo di Borgo, parrain de Soulager n’est pas tuer, qui explique par ailleurs qu’il aurait accepté le suicide, si on le lui avait proposé dans ses phases de désespérance.

Bref, cet article est excessivement anesthésiant. Son parti-pris (ou sa naïveté) tranche avec celui d’autres observateurs de ce débat à hauts risques : l’éditorialiste de La Vie, Jean-Pierre Denis, ou Agnès Leclair du Figaro, ou encore l’ancien journaliste bioéthique du quotidien Le Monde, le docteur Jean-Yves Nau, dont l’expertise peut difficilement être remise en cause. Tous trois incitent à la plus grande vigilance.

3 décembre 2014.

 

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