Le sens de l’unité

marche 11 jv

Pourquoi avez-vous marché dimanche 11 janvier 2015 à Paris ?

Tugdual Derville : Pour la liberté et pour la vie. La première des libertés, sans laquelle toutes les autres sont lettre morte, c’est la liberté de vivre. Et la seconde, c’est celle de conscience qui passe par la liberté d’expression. Cette dernière peut se discuter et se contester en justice. Mais dès qu’il y a mort d’homme, nous entrons dans la démesure, l’absolu, l’injustifiable. Bien sûr, il y a mille façons de rendre hommage à l’existence de ceux qui ont été si injustement fauchés. Mais la mort appelle à la fraternité universelle, et nous avons besoin de rites qui nous mobilisent à la hauteur de l’enjeu. C’est ce sentiment de fraternité que nous avons pu vivre dans les rues où ont marché des millions de personnes dans une tonalité impressionnante : grave et simple.

Ne faut-il pas craindre les récupérations partisanes ou idéologiques en tête des foules ?

Ne sont-elles pas dérisoires ? Elles s’autodétruisent comme autant de fautes de goût. Mais attention à ne pas juger trop vite comme « récupératrices » des attitudes simplement humaines : qu’on s’enlace, qu’on s’embrasse, qu’on pleure – jusqu’au sommet de l’État – c’est un hommage à l’humanité de tous. Le deuil appelle la ferveur et l’entière miséricorde. Qu’aient été assassinés des caricaturistes souvent virulents, qui ont pu blesser nos convictions intimes, rend encore plus nécessaire d’être là. Leur mort, mais aussi celle de juifs religieux et de membres des forces de l’ordre casse toutes les barrières, et force l’unité. Même si certains dessins et légendes blasphématoires de Charlie Hebdo m’ont paru injurieux, d’autres ont pu l’être pour nos adversaires : je pense à un dessin de Charb particulièrement acerbe contre la GPA. Il est des moments, dans l’histoire d’un pays, où il faut savoir défiler avec ses adversaires.

Comment avez-vous perçu cette unité nationale et internationale ?

Ces attaques terroristes ont réveillé la France comme un électrochoc. Chacun se sent intimement touché… Que ces assassinats aient fait descendre tant de personnes dans les rues, courageusement — car on pouvait craindre des attentats suicides ou des mouvements de foule — participe à la légitime fierté nationale. On vérifie l’or à l’épreuve du feu. Assurément, la France est un pays unique, qui a un destin qui la dépasse. Pareils événements forgent l’Histoire. Et nous devons en interroger le sens : en l’occurrence, jamais autant de Français ne sont descendus dans la rue. Et jamais autant de chefs d’État : un quart de ceux de la planète ! Tout cela paisiblement et de façon extrêmement digne. C’est une réponse cinglante au terrorisme.

Pourtant, des Français n’ont pas voulu manifester, se méfiant de pareils mouvements « unanimes ».

Je les comprends. Certains craignent une forme d’hystérie collective. Des leaders politiques, comme Daniel Cohn-Bendit, avaient laissé entendre que ces marches constitueraient la revanche de l’idéologie libertaire, qui allait se réapproprier la rue ! Mais les Français ont manifesté leur soif d’unité, de sécurité, de communion et de respect. Ils se sont révoltés contre la mort semée par la folie. En témoignent les applaudissements, bien mérités, adressés aux forces de l’ordre. Je respecte ceux qui se sont tenus à l’écart de pareils événements, parce qu’ils se considèrent rejetés, stigmatisés et humilés. Bon nombre de musulmans, qui vivent paisiblement, se sentent dans une impasse et souffrent. Des catholiques ont aussi le sentiment que la société est devenue si laïciste qu’elle bride la capacité d’expression des religions, tout en se montrant incapable de les défendre contre des agressions à forte portée symbolique. Je pense à celles des Femen, au cœur même des sanctuaires chrétiens.

Justement, aurait-on manifesté une telle unanimité si des chrétiens en avaient été victimes ?

Je l’espère. En marchant, je pensais à nos frères chrétiens martyrisés dans bien des pays du monde. Et aussi à leurs bourreaux… Mais, puisque c’est un journal libertaire qui a été sauvagement agressé à Paris, il était logique que les personnalités libertaires soient à l’honneur. Même chose d’ailleurs pour la communauté juive, la police et la gendarmerie. Mais le débat n’est pas clos pour autant. Nous découvrirons vite qu’« être ou ne pas être Charlie » n’est pas la question. Le véritable défi, c’est de construire la paix. On ne peut le faire qu’à partir de la vérité, de la bienveillance – ce qui exclut toute haine et tout mépris –, de la fermeté et de la responsabilité… De ce point de vue, la culture de la provocation sans limite ne contribue ni à l’unité, ni à la paix.

 Propos recueillis par Frédéric Aimard.

5 réflexions au sujet de « Le sens de l’unité »

  1. Consensus
    14 janvier 2015 à 23 h 25 min

    N’oublions jamais qu’il n’y a pas de paix sans justice ! En matière d’injustices, la France est championne ! Nos lois qui ont instauré la culture de mort au cours des 40 dernieres années, et celles à venir, ont durablement blessé notre pays et interdit toutes tentatives d’unité nationale (pourtant tellement nécessaire…). Le probleme de fond n’est pas d’un coté les dangers de l’islamisme et de l’autre les menaces sur la liberte d’expression mais bien l’incapacité des sociétés occidentales à penser l’homme autrement qu’un sujet de droit et un objet de consommation !!! Avant de rechercher l’unité nationale, nous serions bien inspirés de nous engager dans une réconciliation nationale ! C’est une autre paire de manche ou plutôt un vrai combat culturel. Merci Tugdual d’en être la sentinelle du matin !

  2. loic Warsaw
    13 janvier 2015 à 18 h 56 min

    C’est bien. C’est clair. Unité et Fraternité sont à l’honneur. Le livre de la réaction contre les actes terroristes est à peine ouvert. Quelques pages ont déjà défilé depuis des années. C’est la première fois qu’on ouvre véritablement le chapitre : agir ensemble sur la même planète. J’adhère à ce message. Merci à Tugdual Derville. Que ceux qui se sentent des ailes de terroristes soient sûrs que je ne les aiderai pas, et que je ferai tout pour faire échouer leur plan et déjouer leurs actions. Loic

  3. 13 janvier 2015 à 10 h 11 min

    Oui, il était important que des chrétiens aient manifesté dimanche. Parce qu’ils ont été brocardés par « Charlie », parce qu’ils sont aujourd’hui considérés comme quantité négligeable par certains de nos dirigeants. Tout comme ce qui a été fait par les jésuites de la revue Etudes, ffinalement, la meilleure leçon de tolérance, c’est leur leur expression, leur présence, celle de musulmans, celle de bourgeois, de gens d’ordre qui n’ont jamais été lecteurs de « Charlie » et ne l’ont jamais apprécié. Et contrairement à ce qu’a pu dire D. Cohn-Bendit, ce n’est pas l’idéologie libertaire qui s’est réapproprié la rue !

  4. Sergent béatrice
    13 janvier 2015 à 9 h 46 min

    A l’occasion de mon surfing pour mieux comprendre qui étaient ces journalistes de Charlie hebdo, j’ai trouvé un beau dessin de Charb par rapport à la GPA : http://blogelements.typepad.fr/blog/2014/11/charlie-hebdo-contre-la-gpa-le-changement-%C3%A9ditorial-est-ce-maintenant-.html. Je suis heureuse de cette position…

  5. Béatrice
    13 janvier 2015 à 9 h 13 min

    MERCI Monsieur pour ce superbe témoignage droit et juste, à l’image de ce que représentent vos engagements, d’Alliance Vita à Ecologie Humaine en passant par ABO…

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