Soupçon d’émotion (12 juin 2020)

Que serait la vie sans émotion ? Et que serait cet édito sans un soupçon d’émotion. Soupçon, le mot est juste. Car l’exploitation des émotions – mêmes bienfaisantes – est un outil dialectique très manipulateur. C’est la figure du « transfert d’émotion ». Si je singe – ou surjoue – la colère, elle se transfuse chez les auditeurs. Une posture victimaire veut « faire pleurer dans les chaumières ».

C’est que nos émotions sont contagieuses et nous relient. L’émotion partagée est d’ailleurs un signe d’humanité et de fraternité : « Pleurez avec ceux qui pleurent ! » Mais il est d’autant plus pernicieux d’abuser des émotions, en les détournant en moyen de pression, au sein d’un couple, d’une famille, d’une société. Certaines émissions de télévision entretiennent un flux d’émotion, pour doper l’audimat, hypnotiser et retenir le téléspectateur.Trop d’émotion tue la réflexion. Nous risquons de ne plus nous émouvoir qu’avachis dans notre canapé sans voir, à notre porte, la détresse qui devrait nous pousser à l’action. Or, voilà qu’un pas de plus vient d’être franchi vers la dictature de l’émotion par une expression politique inédite. Le ministre de l’Intérieur a fait une déclaration hallucinante, à propos des manifestations organisées contre le racisme, cause noble, indépendamment de l’avis que chacun peut avoir sur son instrumentalisation, aux États-Unis comme en France.

Je cite Christophe Castaner : « Les manifestations ne sont pas (autorisées) dans les faits, car il y a un décret (…) dans le cadre de la deuxième phase du déconfinement qui interdit les rassemblements de plus de dix personnes. Mais je crois que l’émotion mondiale, qui est une émotion saine sur ce sujet, dépasse au fond les règles juridiques qui s’appliquent. » Et voilà qu’un ministre, dans un même élan, se pose en arbitre des émotions et les place au-dessus des lois ! Ses propos ont… ému ceux qui croient encore à l’état de droit, et aussi tous ceux qui ont été saisis par tout un éventail d’émotions – de la tristesse à la colère, sans oublier le sentiment d’injustice – quand des lois d’exception leur interdisaient de se rendre visite, à l’article de la mort, de participer à des obsèques, à des offices religieux, ou de manifester. Et comme le même ministre venait d’affirmer qu’un « soupçon avéré d’acte ou de propos raciste » de la part d’un policier ou d’un gendarme suffirait pour qu’il soit suspendu, les représentants des forces de l’ordre ont à leur tour dit leur émoi.
Pour sauvegarder la justice, il est temps de sortir de la guerre des émotions.

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