Tugdual Derville à cœur ouvert

Dans cet entretien pour Aleteia (juillet 2017), Alexandre Meyer a un très bel échange avec Tugdual Derville autour de son dernier ouvrage, coup de cœur de la rédaction : « L’aventure À Bras Ouverts, un voyage en humanité » (paru aux Editions Emmanuel en mai 2017).

Relater l’histoire de cette association, qui propose de partager lors de week-ends des temps d’amitié avec des jeunes porteurs de handicap, est l’occasion pour l’auteur d’exprimer les convictions profondes qui l’animent, et de témoigner de la joie de son expérience auprès des plus fragiles.

 

 

À Bras Ouverts se propose de réunir, de réconcilier, les personnes valides et les personnes malades, porteuses de handicaps, pour vivre ensemble des temps de fraternité.
Pourquoi avoir écrit ce livre, être entré dans le temps du  témoignage ?

Je voudrais d’abord dire qu’À Bras Ouverts, c’est aussi pour nous réconcilier, nous qui nous disons valides, avec notre propre part de vulnérabilité -peut-être la part la plus précieuse-, celle qui nous ancre dans le réel : notre fragilité. Le fait d’être consolateur, capable d’exprimer de la compassion, de faire du bien à ceux qui ont besoin de nous, est très consolateur pour nous aussi.

À Bras Ouverts est une belle histoire qui m’a traversé ; je l’ai fondé avec des amis, et avec l’aide de Dieu. Il fallait que je la raconte, il était temps, c’est comme un enfantement, il fallait « que ça sorte » !

Je ne veux pas faire d’angélisme ; j’ai vu des situations de peine, de deuil et de souffrances dramatiques. Mais j’ai vécu une véritable expérience d’émerveillement, à 20 ans, à Lourdes, en rencontrant Cédric, un petit garçon lourdement handicapé. J’ai vécu près de lui un immense bonheur pendant 5 jours, il y a eu un avant et un après ; je me suis dit : « Jamais plus je ne pourrai faire de plus grand voyage qu’un voyage en humanité ».

Et tu t’es dit « On ne peut pas en rester là » ?

J’ai rencontré la sacralité de Cédric, sa dignité intacte derrière le mur de son handicap. J’ai ressenti dans les entrailles un véritable éblouissement spirituel, que je relis maintenant. Comme dans l’évangile, lorsque Jésus, « tressaillant de joie sous l’action de l’Esprit Saint », dit : « Père, je te bénis, ce que tu as caché aux sages et aux intelligents, tu l’as révélé aux tout-petits… »

Le jour du départ, j’avais le cafard, j’appréhendais le retour à un quotidien morose. Un monsieur non-voyant, en m’entendant parler avec Cédric, a poussé un cri : « Ah ! la jeunesse de Lourdes, qu’elle est belle, si la jeunesse de France était comme ça, la vie serait belle ! »  Ce cri a retenti au fond de moi, je me suis dit : « Qui suis-je ? Je suis ‘jeunesse de Lourdes’ à Lourdes, mais dans les rues de ma ville, je serais passé à côté ! ». J’ai pris la décision volontariste d’être ‘jeunesse de Lourdes’ en France, et au fil des rencontres ai pu petit à petit proposer ces séjours et vacances.

Cet ouvrage est-il un appel à retrouver en nous cette étincelle de transcendance propre aux êtres humains, présente également chez la personne blessée ?

En tant qu’être humain, il faut consentir à nos contradictions et ambivalences. Autant j’ai eu d’émerveillement, autant je me suis aussi déçu moi-même dans mon incapacité à aimer pleinement. Respecter la vie, toute vie, nous dépasse ; ce n’est pas à notre hauteur, c’est un travail. Il est fondateur, consolateur de reconnaître nos incapacités, sinon on se dessèche dans le volontarisme.
La « Spiritualité du pauvre », chère à Jean Vanier, est universelle (…). Là siège l’humanité : en faire preuve, c’est se pencher vers un plus fragile, le relever, le consoler, prendre soin de lui. « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous » ; je trouve cette parole consolatrice. Comme le dit Philippe Pozzo di Borgo : « Approchez-vous de moi, touchez-moi, moi l’intouchable, et vous vous réconcilierez avec votre part de vulnérabilité ».

N’y a-t-il pas une forme de condescendance à donner du temps, en tant que « valide », à des personnes handicapées, comme pour se donner bonne conscience ?

Il peut y avoir une ambivalence dans la relation d’aide, nous la travaillons à À Bras Ouverts : les jeunes restent les moteurs de leurs activités, il n’y a pas de condescendance, ce ne sont pas des « valides » aidant des personnes handicapées, mais des personnes vivant ensemble, jeunes comme accompagnateurs, c’est pour tous. J’ai voulu rechercher ma joie dans ces rencontres, pas me donner bonne conscience. (…) J’ai envie de dire que ce n’est pas grave si nos mobiles ne sont pas totalement purs, la réalité se charge de les purifier… Dans le réel, on rentre de plain-pied dans la relation. On donne à boire à ceux qui ont soif !

Nous sommes conscients de nos limites, confrontés parfois aux épreuves, au désespoir. On ne peut pas séparer joie et souffrance, épreuve et bonheur, la vie est faite de ça… Il n’y a pas d’impression de domination, car nos amis nous donnent des leçons de vie : ce sont eux les sages, souvent ils ont le sens de l’essentiel, savent aimer, accueillir, demander ; ils ne font pas semblant.

Combien de jeunes ont été accompagnés lors de ces week-ends ?

Il y a plus de 15 000 personnes qui sont parties à À Bras Ouverts en 30 ans. Il y a 1200 accompagnateurs qui partent chaque année, pour 600 enfants accueillis, dans 25 groupes répartis dans 15 villes, dont la moitié en Île-de France. J’ai quitté la présidence en 1999, mais cela continue à grandir, à s’approfondir, c’est une joie pour moi.

Un week-end à À Bras Ouverts, comment ça se passe, concrètement ?

On ne se choisit pas, on s’inscrit librement, puis on est mis en binôme avec une personne porteuse de handicap, sans formation initiale. On ne se choisit pas entre accompagnateurs non plus. Ce sont des rencontres gratuites, on ne connaît pas à l’avance le dossier du jeune, pas plus qu’il ne connaît celui de l’accompagnateur !

On part ensemble, on apprend à vivre ensemble, on fait les courses ensemble, on cuisine ensemble. On fait des jeux, des promenades en forêt ; il y a des confidences, beaucoup de tendresse…

Il faut trouver la juste distance entre amour, respect, et fidélité. C’est notre triptyque ! (…)

N’est-on pas un peu dépassé, il y a une part d’héroïsme, non ?

« C’est quand le cœur est le plus déchiré qu’il est le plus rempli » : comme pour toute relation amicale, quand tout va bien, est-on vraiment amis ? Mais quand on a été déçus, qu’on a traversé l’épreuve ensemble, on sait ce que veut dire aimer fidèlement. Les enfants les plus « difficiles » sont ceux qui nous ouvrent le plus le cœur, que l’on aime de l’amour le plus brûlant. C’est quand on est engagé auprès de la personne qu’on découvre sa beauté ; c’est le cadeau d’À Bras Ouverts.

On touche aussi le mystère de la présence du Pauvre d’entre les pauvres chez nos amis, à leur insu peut-être… Cela provoque parfois des retournements, des conversions ; cela nous pousse au bout de nos questions : pourquoi la souffrance innocente ?

Il y a eu des conversions, mais certains ont-ils perdu la foi devant cette souffrance innocente ?

Les chrétiens ne peuvent faire l’économie du mystère d’iniquité, du scandale de la souffrance innocente, il faudrait avoir des œillères pour ne pas voir combien le monde souffre.

Nous sommes envoyés là où notre cœur voit de la souffrance ; il faut y répondre, se révolter si nécessaire ; c’est le programme du bon samaritain. Voyez l’histoire de l’aveugle-né : « Est-ce lui ou ses parents qui ont péché ? Ni lui, ni ses parents ; c’est pour qu’en lui soient manifestées les œuvres de Dieu ». Il y a une bascule ; plutôt que des « pourquoi » vains, culpabilisants, poser des « pour quoi » : que pouvons-nous faire ? L’œuvre de Dieu, c’est l’amour. On s’est dit : « Si l’on s’aime, il y aura des belles choses. » À À Bras Ouverts, il y a beaucoup d’amour, c’est très consolateur.

Aux 30 ans d’À Bras Ouverts, sur 300 jeunes porteurs de handicap, un bon tiers avaient une trisomie 21. Je voyais leurs bouilles joyeuses, ils étaient les premiers à sourire, à l’aise pour danser, chanter… Comment a t-on pu en arriver, dans notre monde, à les considérer comme source de malheur, à cette fermeture de cœur envers les plus fragiles ?

Quel regard portes-tu sur le « totalitarisme de la performance » ? Le contrôle et la sélection des naissances auquel nous assistons amènera-t-il à l’enfant parfait ?

Je récuse l’expression « enfant parfait » ! C’est un mythe, il n’y a pas d’enfant parfait, pas plus que de parents parfaits ! Et heureusement ; on a besoin des autres, on est interdépendants. Notre fragilité est un lieu qui appelle la relation, la rencontre, l’entraide.

Notre société est extrêmement élitiste et eugéniste ; plusieurs de mes amis souffrent dans des lieux où il faut être des « tueurs » pour réussir. (…) Cet eugénisme à la naissance se perpétue à l’école, au boulot, en fin de vie : C’est la « culture du déchet ».

Mettre le plus fragile au cœur de la société, se reconnaître en lui dans nos propres limites, est la condition d’un véritable bonheur ; mais couper les ponts avec les plus fragiles nous enferme dans une illusion de toute puissance, de réussite. (…)
Accueillir un enfant, c’est consentir à l’imprévisible : on ne se choisit pas. On a tous besoin d’être accueillis inconditionnellement, tel qu’on est. Dès que dans la société certains ne sont plus accueillis inconditionnellement, alors est-ce que je vaux par ce que je suis, moi, être humain unique et irremplaçable, ou parce que je sais faire, ce que je peux faire ? … Cela génère une angoisse profonde, une dévalorisation.

Dans une société du paraître, le malheur du « fragile » est-il de ne pas être « sexy » ?

L’amour rend beau ! Les « disgrâces » du handicap ne masquent pas la beauté de la personne. Il nous faut évangéliser notre regard pour ne pas s’arrêter aux apparences : les rejeter, c’est nous rejeter nous-mêmes. Les photos de tops-models elles-mêmes sont retouchées, ce ne sont pas des personnes réelles !

Il ne faut pas rejeter les corps. N’oublions pas que nous sommes des corps : à consoler, à apaiser… C’est très concret, on ne peut pas mentir quand il nous faut aider nos amis pour des tâches intimes, quotidiennes, qu’on fait habituellement sans même y réfléchir. Les contacts des réseaux sociaux ne seront pas là sur nos lits de mort pour nous soulager et nous consoler ! Retourner au corps permet de ne pas perdre en humanité. Avoir soi-même un jour besoin d’aide permet de découvrir combien la tendresse est analgésique.

(…) À À Bras Ouverts, les maisons que l’on nous prête ne sont pas toujours accessibles. Cela génère des difficultés, mais aussi de la solidarité… Un monde totalement adapté ne serait-il pas déshumanisé, aseptisé ? On a tous besoin d’amitié. Il faut reconnaître que les limites en sont, mais que l’on peut y répondre, par un engagement personnel.

La fragilité qui est force, la gravité heureuse, la joie dans la souffrance (cf. Sainte Thérèse)… N’est-ce pas un peu doloriste ?

Si nous pensons que le bonheur est incompatible avec la souffrance, alors on ne peut pas vivre. C’est Martin Steffens, philosophe, qui dit que le seul risque, c’est de s’épargner la souffrance de vivre… Aimer, c’est souffrir : il y a le désir d’absolu, le risque de la séparation….

À Bras Ouverts, c’est l’immense paradoxe de voir qu’un lieu qui génère autant de souffrances génère autant de joies. Paradoxe que j’assume. Une société aseptisée de la souffrance serait une société morte.

Accepter inconditionnellement l’autre, c’est une des intuitions d’À Bras Ouverts ; comment la mettre en pratique concrètement dans nos vies ?

Pour accepter l’autre, il faut s’accepter soi-même, consentir à ses limites. Comme le dit Jean Vanier : « Pour s’ouvrir, il faut creuser son identité », se connaître, travailler sur soi, comme un arbre qui plonge au plus profond de ses racines pour déployer ses branches loin du tronc.

Il y a un petit exercice que je fais : monter sur la colline de l’autre, pour voir comment il perçoit les choses.
La « boussole » du Courant pour une écologie humaine, que j’ai cofondé en 2013 avec Pierre-Yves Gomez et Gilles Hériard-Dubreuil, est : « tout l’homme et tous les hommes », sans amputer l’homme d’aucune dimension (physique, psychique, intellectuelle, et spirituelle) pour respecter ses besoins ; et sans exclure aucun homme.

L’humanité est une famille dont chacun est un membre précieux ; même ceux que l’on rejette, les exclus, les boucs émissaires nous disent quelque chose de l’humanité. Il faut élever notre regard pour ne pas mépriser, mais voir ce que chacun, même notre pire ennemi, apporte pour enrichir l’humanité. Et ultimement, il faut gravir la montagne de Dieu pour voir pleinement l’autre, personne précieuse, inaliénable, sacrée, dans toute sa beauté. Comme le dit le pape François lorsqu’il évoque le modèle du polyèdre pour l’humanité, chacun est indispensable, chacun est icône du Christ.

La clef – cachée ?- du christianisme, comme le disait le starets Silouane, c’est le tendre amour fraternel pour ses ennemis… qu’on n’obtient pas par ses propres force, mais qu’on reçoit par grâce. Je vous propose d’essayer…

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