« Un cœur qui voit »… à À Bras Ouverts comme au Rocher

Tugdual Derville répond aux questions d’Amaury Guillem, responsable pour l’association Le Rocher, Oasis des cités, à propos de son dernier ouvrage « L’aventure À Bras Ouverts, un voyage en humanité » (paru aux Éditions Emmanuel en mai 2017).


Cette association, qui se propose d’habiter au cœur des cités et quartiers populaires français pour accompagner les jeunes et leurs familles, partage en effet beaucoup d’intuitions avec À Bras Ouverts, et a en commun l’expérience de la joie reçue dans la rencontre des personnes différentes.

 

Tugdual Derville, connu pour vos divers engagements (Alliance VITA, Écologie Humaine, …), vous êtes aussi fondateur de l’association À Bras Ouverts. Pouvez-vous nous la présenter en quelques mots : l’intuition et sa mise en œuvre concrète ?

A Lourdes, à l’âge de vingt ans, j’ai été émerveillé par l’humanité d’un petit garçon porteur d’un lourd handicap moteur. En découvrant la beauté de sa personne, j’ai fait une expérience universelle : la fragilité nous appelle à plus d’humanité, et peut devenir la source de notre propre humanisation.
Pour retrouver la joie de Lourdes, j’ai rencontré d’autres enfants « polyhandicapés ». J’ai vu qu’ils manquaient d’amis et de sorties. Leurs parents étaient parfois épuisés. Cela m’a conduit à fonder À Bras Ouverts avec quelques amis.

D’inspiration chrétienne, l’association organise depuis 30 ans des week-ends et des vacances pour des enfants ou jeunes porteurs de handicaps et des accompagnateurs bénévoles.

Quelque 700 enfants et jeunes sont accueillis chaque année par 1200 jeunes bénévoles dans les 28 groupes que compte à ce jour À Bras Ouverts. Plus de 15 000 personnes y ont participé depuis 1986. Bien sûr, le handicap génère beaucoup de souffrance, et parfois de grands malheurs ; mais l’identité d’À Bras Ouverts est surtout marquée par la joie.

« La différence, qui engendre si souvent la peur, le rejet et la violence, peut devenir source d’attirance réciproque, de respect et de bienveillance. »


Vous dites que le but d’ABO n’est ni thérapeutique ni même éducatif, simplement être ensemble et se découvrir. Au Rocher, notre approche première est de venir habiter dans les cités, avant de faire des choses. Le « vivre avec » est premier. En quoi selon vous est-ce essentiel ?

Comment se parler et s’aimer si on n’est pas à portée de la voix et du cœur ? Le choix de l’amour nécessite de se rapprocher pour se connaître. Dans le Courant pour une écologie humaine, nous parlons de « s’enraciner les uns dans les autres » pour se reconnaître membres de la grande famille humaine. Loin de tout angélisme et des idées toutes faites, votre expérience de vie dans les cités a la valeur irremplaçable du réel. Comme le dit le pape François, « la réalité est supérieure à l’idée ». Dans le contexte du Rocher comme dans celui d’À Bras Ouverts, la différence nécessite un apprivoisement réciproque. A l’heure du « tout, tout de suite » et du tout numérique, nous avons besoin de temps (c’est à dire de durée) et de vraie proximité (c’est-à-dire de présence corporelle). Alors la différence, qui engendre si souvent la peur, le rejet et la violence, peut devenir source d’attirance réciproque, de respect et de bienveillance.

© Le Rocher

Il existe déjà beaucoup de dispositifs pour accompagner les personnes en situation de handicap, comme pour celles qui vivent en situation de grande exclusion dans les ghettos urbains : qu’est-ce que l’action d’ABO ou du Rocher, avec leurs spécificités, apporte de différent et de complémentaire à ces dispositifs existants ?

Quelle que soit la qualité des dispositifs de solidarité publique, il restera toujours un besoin vital de charité gratuite. Aucun d’entre nous ne peut compter sur l’État ou sur la collectivité pour agir à sa place dans les œuvres de miséricorde corporelles et spirituelles rendues nécessaires par les peines des hommes. C’est même le grand risque de nos systèmes sociaux performants que de nous donner l’illusion d’être dédouanés d’agir. Jésus nous a prévenu : « des pauvres, vous en aurez toujours ».
À Bras Ouverts et Le Rocher sont nés de la rencontre d’un désir et d’un besoin : désir des fondateurs ; besoin des personnes « exclues ». Ces œuvres ont bien sûr jailli surtout d’un appel intérieur. Elles s’inscrivent dans le renouveau du christianisme social.

Pour Benoît XVI, « le programme du bon samaritain » est « un cœur qui voit ». La charité surpasse tout. Elle sait être à la fois inventive et lucide, audacieuse et prudente, folle et sage… Quand des personnes vivent comme « séparées », à l’écart, du fait de leur différence, il faut une médiation gratuite. Des associations comme  À Bras Ouverts ou Le Rocher sont ces médiateurs de la rencontre, des sources de paix. Le langage de la souffrance est universel. Celui de la miséricorde aussi. C’est le handicap qui a ouvert aux accompagnateurs d’À Bras Ouverts les portes des cités. Il nous a invités dans les tours HLM, à la rencontre des familles éprouvées de cultures différentes, qui nous ont accueillis tout simplement.

Quelle doit être selon vous la place de la foi chrétienne dans la relation avec les personnes accompagnées : une force sur laquelle s’appuyer ? Un témoignage de la tendresse de Dieu pour chaque homme et chaque femme ? Vous parlez de la « spiritualité du pauvre » : qu’entendez-vous par cette expression ?

Sans l’Esprit Saint, la charité meurt par dessèchement. Si l’Esprit était visible, nous le verrions travailler avec nous en permanence… Le cœur d’une œuvre chrétienne, c’est la communion de prière de ses membres. Qu’ils déposent ensemble devant le Seigneur ce qu’ils portent ensemble ! A chaque mouvement, ensuite, de dire comment son inspiration peut se manifester dans ses activités, dans le respect de ceux qu’elle rencontre et aide. Dans la spiritualité du pauvre, il y a la conviction que le Seigneur se manifeste particulièrement au travers des êtres humains les plus fragiles, misérables et rejetés. Une forme d’émerveillement naît de leur rencontre. Ils sont nos maîtres en humanité. Ils évangélisent. Jean Vanier explique qu’il y a un chemin de Jésus vers les pauvres (Il nous envoie vers eux) et un  chemin des pauvres vers Jésus (ils nous Le révèlent). Nous sommes donc tous des signes – des icônes – de la tendresse de Dieu. Le premier « geste » qui peut communiquer cette tendresse, c’est le regard. Pour Maurice Zundel, seul un « éclair de bonté » peut offrir à l’autre d’accueillir sa dignité et de restaurer sa beauté originelle.

Une des devises du Rocher, c’est « Oser la rencontre, choisir l’espérance » : vous retrouvez-vous dans cette phrase ? Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Magnifique ! Beaucoup des bienfaits auxquels nous aspirons relèvent en réalité de nos décisions intérieures. Derrière cette maxime qui vous tient à cœur, nous comprenons que la paix est un travail personnel. L’équilibre que vise Le Rocher ressemble à celui de l’arbre : pendant qu’il prend le risque d’étendre sa ramure loin de son tronc, il étend davantage ses racines dans le secret du sol, pour puiser à sa source et tenir debout. Ouverture et enracinement vont de pair. Il faut creuser son identité pour s’ouvrir en toute sécurité. La croissance humaine a besoin d’une croissance spirituelle. Si Le Rocher ose la rencontre sans craindre sa dissolution, c’est qu’il se ressource en permanence. Mais oser la rencontre, c’est aussi découvrir chez autrui d’autres racines et en tirer de la sève pour sa propre vie. L’Espérance n’est pas seulement une clé pour agir, c’est un fruit de l’action. À Alliance VITA, nous réalisons combien le fait d’agir – dans un contexte difficile voire malveillant – peut être consolateur. L’exercice concret de la miséricorde génère la paix du cœur.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.