L’humanité contre le robot


Un robot peut-il faire preuve d’humanité ? Certaines sociétés humaines vieillissantes en rêvent. Le Japon est « en pointe » : que faire de tant de personnes âgées ? Le temps qu’on ne passe plus auprès d’elles, des nounous électroniques peuvent le singer. Quitte à les tromper avec ces robots qui parlent avec un ton d’empathie, en appelant chacun  par son nom. On profite de la sénilité pour remplacer l’homme par la technique. Avec un robot qui donne l’illusion de la présence, de la sollicitude et de l’amour, les économies sont assurées et les proches sont déculpabilisés. Degré ultime de la déshumanisation.

Car, en réalité, faire preuve d’humanité, c’est toujours se pencher – avec son corps – vers un plus faible pour en prendre soin, pour le relever, l’aider, parfois lui pardonner. Aux phases ultimes de la vie, le corps reste le seul recours pour qui veut aimer. Bien plus complexe que toutes les machines, le corps entier est le siège de la compassion. Comment exprimer de la tendresse sans gestes du corps ? Comment pardonner sans que le corps ne s’exprime ? Auprès d’un adolescent porteur d’un lourd handicap, j’ai découvert un jour à quel point le corps pouvait évangéliser l’âme. Ce jeune homme avait un aspect ingrat, peu attrayant à mes yeux. J’ai dû me forcer à lui témoigner de l’attention par mes gestes. Je ne pouvais faire autrement : il fallait faire sa toilette, l’aider à s’habiller, à prendre ses repas. Or ces gestes ont éveillé mon cœur. Je l’ai soudain trouvé beau, respectable parce que je l’avais respecté, aimable parce que j’avais décidé de lui témoigner de l’amour.

À l’heure où le lobby post-humaniste rêve de dépasser l’homme par la technique, de « sauver » l’humanité en éradiquant sa vulnérabilité, les « fragiles » sont plus que jamais un rempart contre l’inhumanité. « Des pauvres, vous en aurez toujours » (Jn 12, 8) a assuré le Christ. J’y vois une promesse de victoire de l’humanité sur la barbarie. Quand Jésus, tressaillant de joie au plus profond de ses entrailles sous l’action de l’Esprit Saint, s’écrie « Loué soit-tu, Père du Ciel et de la terre : ce que tu as caché aux sages et aux intelligents, tu l’as révélé aux plus petits » (Lc 10, 21), il nous donne une précieuse leçon anthropologique : l’humble descente en humanité est la clé de notre survie.

Chronique de Tugdual Derville parue dans Parole et Prière n° 92 (février 2018).

2 réflexions au sujet de « L’humanité contre le robot »

  1. Poyaud
    7 avril 2018 à 21 h 03 min

    Une fascination pour les robots peut alimenter une désillusion allant jusqu’à une « tragédie d’insuffisance » (Ehrenberg). Ceci rejoint une humanité confrontée à ses limites d’efficacité et de performances qui risque fort de s’auto-convaincre d’ « obsolescence » (G. Anders). Pour pondérer de tels excès qui nous menacent de manière bien réelle, le monde de la connaissance pourrait être approfondi autrement : l’aptitude humaine dépasse largement la seule logique mathématique ; pour s’en convaincre, relisons des philosophes – plus ou moins connus – tels Maurice Blondel, Michael Polanyi ou Hans André qui ouvrent l’horizon cognitif que le monde ambiant tend à réduire.
    Dans le monde japonais, l’effet des mangas sur l’inconscient collectif atteste da la manière dont le conditionnement psychologique peut aller jusqu’à vouloir effacer une frontière – pourtant réaliste- entre les mondes inerte, vivant et humain. Cette confusion à caractère anti-spéciste ne contribuerait-elle pas à démobiliser face à une quête d’harmonie dans la différenciation ? La philosophe C. Delsol dans ‘L’âge du renoncement’ exprime d’ailleurs que, ‘mutilé d’un rameau de conscience, le monde menace d’imploser’. On pourra également noter que de nombreuses philosophies achoppent devant une valeur éminemment positive de l’’altérité et concluent en hâte à un nivellement que l’on retrouve dans les courants spiritualistes tels le New-Age.
    Quand surgit une faiblesse de lien inter-générationnel d’autant plus nette que la démographie décroit fortement, la machine peut apparaitre comme salutaire – ce qui corrobore aux visées post-humanistes : n’est-ce pas alors au détriment de ce que pointe C. Delsol où une centralité des ‘réseaux’, socles essentiels d’une robotique connexioniste, cache tout ‘devoir de solidarité’ avec une dilution du sujet et un abandon du langage pourtant clé de l’intersubjectivité et du dialogue.

  2. Poyaud
    7 avril 2018 à 20 h 58 min

    Expérimenter des robots pour accompagner des personnes atteintes d’Alzheimer : est-ce la situation délicate – parfois blessante pour l’entourage – de dialogue au sein de cette pathologie qui incite les structures soignantes à renoncer à la seule relation humaine dans le soin ?
    Est-ce ce que cette configuration extrême de mise à l’épreuve de la relation deviendrait le modèle du choix des investissements des résidences pour personnes âgées ? Alors se dessinerait une alternative entre un emploi suffisant de personnel et un financement de robots.
    Le cas d’un financement par les familles elles-mêmes n’atteste-t-il pas d’une forme de démission à pouvoir compter sur les soignants eux-mêmes ?
    Par ailleurs, le ‘modèle’ japonais peut aider à réfléchir : le robot y est convié comme une solution à l’échec de la solidarité inter-générationnelle ; le gouvernement en place ne promet-il pas un robot par individu dans les projets : mais est-ce un choix inéluctable ?
    A mon sens, la dignité particulière de la personne dans notre civilisation est un atout anthropologique : étant fortement occulté dans les philosophies orientales, serions-nous véritablement grandis à y renoncer ; tel est le tournant post-moderne décrit par C. Delsol dans « l’âge du renoncement ». Il me semble que confondre les mondes humain, animal, végétal et inerte ne saurait résoudre un anthropocentrisme parfois excessif en dominant le cosmos selon une efficacité technocratique. En revanche, la responsabilité qui confirme le concret de notre dignité agissante et éthique a tout avantage à s’inspirer de philosophies de la connaissance réalistes : la place de la personne , en particulier vulnérable, en relation avec autrui peut en constituer le pivot.
    Comment ne pas voir, derrière le transhumanisme latent qui fragiliserait la confiance du patient, un risque pour le monde soignant de sombrer dans une fatigue profonde d’être soi que préparait le courant nihiliste en tournant le dos à notre richesse intérieure et à notre aptitude à l’empathie.

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